Iris Murdoch comme source de Théologie morale

Contexte : Iris Murdoch

Iris Murdoch était une athée et une philosophe morale platonicienne qui a enseigné à Oxford de 1948 à 1963 avant de se retirer pour passer le reste de sa vie à écrire des romans racés. À première vue, elle semble une candidate peu probable pour offrir une nouvelle vision de la théologie morale aux penseurs catholiques. En effet, elle a vécu une vie mondaine avec peu de traces de pauvreté, d’obéissance ou de chasteté.

Pourtant, le travail philosophique de Murdoch allait profondément à l’encontre de la philosophie académique populaire et plaidait avec une grande clarté pour la préservation du transcendant dans la vie morale. Dans un monde “après Dieu” où la religion avait perdu son emprise sur le grand public, Murdoch a plaidé pour la pratique d’un mysticisme pratique dans la vie morale et soutient qu’une vision du monde quasi sacramentelle est possible, non, nécessaire dans le sillage de la sécularisation.

Bien qu’elle soit contre l’idée d’un Dieu personnel, elle croyait fermement que quelque chose de très semblable à la prière est nécessaire pour que les êtres humains deviennent bons. Un bref examen de sa pensée révèle à la fois une base philosophique pour un retour à la prière mystique et un rappel pour la théologie morale que l’appel à la sainteté doit inclure la pratique contemplative aux côtés de l’engagement envers les pauvres, les vulnérables et les opprimés.

La théologie doit, comme exigence la plus fondamentale, opérer dans le domaine du réel. La métaphysique de Murdoch, elle aussi, encadre une philosophie morale qui situe fermement la morale dans la réalité. Son réalisme prend en compte la vérité de la personne humaine ainsi que la réalité du Bien. Dans son essai intitulé “Métaphysique et éthique”, Murdoch avance l’argument démodé de l’innatalité du Bien — que le “bien” n’est pas simplement une description attachée par les humains à des objets ou à des actions, mais qu’il a une réalité objective.

La métaphysique, soutient Murdoch, est ce qui fonde la philosophie morale dans la réalité du Bien. Dans la philosophie analytique, qui maintient une forte emprise dans le milieu universitaire, il n’y a pas d’idée stable du bien. En questionnant la nature essentielle de la bonté, la philosophie moderne rejette la relation entre métaphysique et réalisme. La recherche d’une structure essentielle du bien est, de ce point de vue, une pure illusion.

Cette perspective a trouvé son chemin dans certaines approches de la théologie morale. La métaphysique est parfois méprisée comme une structure oppressive qui tente de contrôler les expériences humaines de manière descendante. Il est accusé d’essentialiser des choses qui ne sont que de simples constructions et est à ce titre rejeté par certains penseurs théologiques. Alors que ces problèmes sont des possibilités pour une métaphysique qui a mal tourné, Murdoch insiste sur le fait que nous ne devons pas rejeter la métaphysique pour tenter d’échapper à d’éventuelles corruptions de celle-ci: sans métaphysique, soutient-elle, l’éthique perd son lien avec la réalité.

Méthode: Se Désintéresser Par L’Attention Aimante

Iris Murdoch croit que le réalisme moral fondé sur la métaphysique nécessite le mysticisme, de toutes choses. Alors que ses collègues philosophes ne faisaient que décrire le phénomène du comportement moral humain, Murdoch cherchait à savoir s ‘“il existe des techniques pour la purification et la réorientation d’une énergie naturellement égoïste, de telle sorte que lorsque des moments de choix arriveront, nous serons sûrs d’agir correctement?”[1] Sa réponse pointe vers l’affirmative. Bien qu’elle ait pensé que Platon offrait une version de cette technique, “ les techniques de la religion, dont la plus pratiquée est la prière, nous sont plus proches et plus familières.”[2] En tant qu’athée, cependant, elle se demandait si la prière pouvait continuer dans un monde sans Dieu, si une prière laïque pouvait être possible.

Son enquête sur ces techniques est devenue la base de son mysticisme pratique orienté vers le désintéressement, l’agent moral “apprenant à se concentrer avec une profonde attention méditative sur l’autre”, luttant d’une certaine manière contre le péché originel de l’ego.[3] Son exploration de la prière chrétienne révèle la composante attentive de celle-ci comme technique de désintéressement.

La prière, a reconnu Murdoch, n’est pas une série de pétitions adressées à un Dieu magique, mais “simplement une attention à Dieu qui est une forme d’amour. Avec elle va l’idée de grâce, d’une assistance surnaturelle à l’effort humain qui surmonte les limites empiriques de la personnalité.”[4] Murdoch espérait découvrir une grâce laïque qui permettrait à l’agent moral de bénéficier de l’attention priante à la suite de la mort de Dieu. Cette technique de désintéressement comprend, comme le fait la prière religieuse, un objet d’attention, une idée d’unité et une idée de transcendance.

Murdoch décrit la prière attentive du croyant religieux entraînant une énergie pour la vertu comme « naturelle » pour les êtres humains.[5] La prière est efficace car elle correspond à des réalités anthropologiques. Quelque chose à ce sujet est vrai. Les êtres humains ne peuvent pas être fiables sera un bon comportement moral directement. Les êtres humains, par nature, ont besoin “d’une réorientation qui fournira une énergie d’un autre genre, d’une source différente.”[6] Pour les chrétiens, cette source est Dieu. Murdoch admet qu’il est connu par la recherche psychologique que « Dieu, pris en charge, est une puissante source d’énergie (souvent bonne)”[7] ce qui permet à celui qui prie d’obtenir une amélioration morale. Elle affirmera qu’à côté de la religion, la nature et l’art peuvent être des sources de ce désintéressement.

Pourtant, un problème demeure: Comment la théologie peut-elle parler de désintéressement alors que, pour les femmes, la difficulté a été pendant si longtemps la tentation d’abdiquer son identité, de ne pas devenir soi, de se perdre dans l’identité d’une autre, ou de se soumettre aveuglément à une autorité masculine? Si souvent les modèles de sainteté donnés par l’écriture spirituelle dans la tradition chrétienne sont des normes masculines pour la sainteté. Pourtant, le prix offert par la pratique du désintéressement de Murdoch est de voir et de vivre dans la réalité.

Le désintéressement ne conduit pas à une troncature de sa vie mais à son expansion par la transcendance de soi. Elle propose une « sortie de la claustrophobie de notre estime de soi en répondant à un appel de l’extérieur. »Murdoch croyait fermement que lorsque les gens deviennent obsédés par eux-mêmes et les détails de leur identité personnelle, la vie morale s’appauvrit. Le désintéressement est une discipline morale dans laquelle la personne apprend à aligner sa perspective du monde avec la réalité. Le but est de voir la réalité, c’est “une question de bien faire les choses, de nos jugements correspondant au monde.”[8] La méthode de désintéressement de Murdoch, « il s’agit alors de voir le monde avec clarté, d’inspirer la beauté, de s’occuper des autres avec amour de manière à surmonter nos tendances égoïstes.”[9]

Il est à noter que Murdoch considère l’expérience du Bien comme une occasionnel événement. Ce maintien de l’expérience à sa place par rapport à la réalité du Bien sert de garde utile contre l’ego et sa tentation de s’affirmer de manière excessive. Pour Murdoch, c’est le non-élu foi dans l’existence du Bien qui dirige la vie morale, pas l’expérience personnelle régulière de celle-ci. Cette foi dans une réalité rarement vécue implique un niveau de désintéressement contemplatif qui préserve l’agent moral de la tentation d’effondrer le Bien dans l’ego.

Pour Murdoch, la pratique contemplative est la clé pour conserver son emprise sur la réalité:

L’argument pour regarder vers l’extérieur le Christ et non vers l’intérieur la Raison est que le soi est un objet si éblouissant que si l’on regarde y on ne peut rien voir d’autre. Mais comme je l’ai dit, tant que le regard sera dirigé sur l’idéal, la formulation exacte sera une question d’histoire et de tactique dans un sens qui n’est pas rigidement déterminé par le dogme religieux, et la compréhension de l’idéal sera de toute façon partielle. En ce qui concerne la vertu, nous appréhendons souvent plus que nous ne le comprenons clairement et grandir en regardant.[10]

Ici, Murdoch délimite exactement quel est le danger de se centrer en tant qu’objet de son attention. Le danger est que nous soyons éblouis par nous-mêmes. Nous pouvons tellement devenir amoureux de notre propre image que tout autre objet ne retient pas notre attention. Nous grandissons dans notre propre champ de vision jusqu’à ce que nous devenions notre propre réalité ultime. Si le but est la croissance dans la vie morale, nous ne pouvons pas réussir sans un idéal sur lequel regarder, que ce soit le Bien, la Beauté ou Dieu. L’idée de perfection est celle qui peut nous éblouir plus que nous-mêmes, nous éblouir suffisamment pour retenir notre regard et nous permettre de grandir dans notre enracinement dans la réalité.

La tâche d’assister à la réalité n’est pas un simple changement de sujet, mais une réorientation radicale du soi, une réorientation qui ouvre vers la liberté de voir les autres tels qu’ils sont réellement, la liberté de voir le Bien et d’en être changé. C’est cette réorientation radicale qui se pratique dans le désintéressement et qui permet à l’agent moral d’agir en accord avec la réalité à un moment donné de choix moral. C’est cette attention aimante dans la vie quotidienne qui constitue en fait une pratique mystique.

Le célèbre exemple de M de Murdoch dans ”L’idée de perfection » montre la simplicité pratique de sa méthode de désintéressement. M est une mère dont le fils a épousé D, une femme M trouve du répulsif. En train de se désintéresser, M essaie de comprendre la réalité de son aversion pour sa belle-fille,

M est assez clairement essayer pour regarder D plus clairement. M est essayer pour corriger sa conventionnalité excessive. . . Nous pouvons affirmer qu’elle est vraiment ouverte aux deux façons de participer: être ouverte sur le monde et essayer d’y voir plus clair. Son utilisation de « l’attention » peut être comprise comme incluant les deux.[11]

Alors que M concentre son attention sur la réalité de sa situation, elle devient capable de voir la vérité de son aversion égoïste pour D, et finalement de confronter la réalité que c’est elle qui a eu l’échec moral quand elle a tenu D à une norme morale fabriquée. En remplaçant sa définition égoïste du Bien par une définition ancrée dans la réalité, elle est capable de gagner en clarté morale et de se voir elle-même et D à la lumière du Bien transcendant.

Murdoch utilise cette parabole pour illustrer comment l’auto-tromperie peut garder nos ego isolés de la réalité. C’est la fantaisie plutôt que la malice qui inhibe le plus souvent la croissance de la vertu. Malheureusement, la fantaisie, « la prolifération d’objectifs et d’images égocentriques aveuglants, est elle-même un puissant système d’énergie, et la plupart de ce qu’on appelle souvent la « volonté » ou la « volonté » appartient à ce système. Ce qui contrecarre le système, c’est l’attention à la réalité inspirée par, consistant en, l’amour.”[12]

En fin de compte, pour Murdoch, la vie morale se résume à l’amour. ”L’amour, écrit Murdoch, est la perception des individus. L’amour est la réalisation extrêmement difficile que quelque chose d’autre que soi-même est réel. Aimer . . . est la découverte de la réalité.”[13] Ainsi, le désintéressement est vraiment moral travail, le travail de l’amour. Murdoch écrit:

Si nous considérons à quoi ressemble le travail d’attention, à quel point il se poursuit continuellement et à quel point il construit imperceptiblement des structures de valeur autour de nous, nous ne serons pas surpris qu’à des moments cruciaux de choix, la plupart des affaires de choix sont déjà terminées. . . l’exercice de notre liberté est une petite entreprise fragmentaire qui se poursuit tout le temps et non un bond grandiose sans entrave à des moments importants.[14]

Par une pratique quotidienne constante de la discipline spirituelle, le désintéressement nous prépare à bien agir le moment venu.

Conclusion

Mais comment tout cela s’intègre-t-il au problème du développement d’une théologie morale catholique plus robuste? Murdoch a proposé plusieurs points à considérer: l’importance de la métaphysique, une compréhension que la morale doit être basée sur le réalisme, que notre attention doit être concentrée sur le Bien plutôt que sur les efforts individuels de la volonté, et qu’une philosophie morale non fondée sur le réalisme pratique du mysticisme n’est pas ancré dans la réalité.

Son platonisme mystique et son réalisme métaphysique fournissent une structure de philosophie morale fondée sur un mysticisme pratique dont la théologie morale dans son ensemble pourrait grandement bénéficier. Elle a réussi à rendre compte de la réalité de l’état de l’humanité, qui oscille entre l’attrait de la perfection et ses propres fantasmes égoïstes. Et enfin, elle a offert la pratique du « désintéressement. »Murdoch dévoile finalement la certitude que la théologie morale, comme la philosophie morale, ne peut survivre sans un réalisme implacable, une métaphysique, un sens aigu du transcendant et une méthode pratique pour grandir dans l’amour.


[1] Murdoch, Iris. Existentialistes et Mystiques: Écrits Sur La Philosophie Et La Littérature (NY : Penguin, 1998), 344.

[3] Rowe, Anne. « ‘Le Rêve Qui Ne Cesse De Nous Hanter’ : La Sainteté D’Iris Murdoch ». Dans Iris Murdoch Et La Moralité. New York : Palgrave MacMillian, 2010, 147.

[4] Existentialistes et Mystiques, 344.

[5] Ibid., 345.

[8]Chauffeur, Julia. « Amour et désintéressement chez Iris Murdoch » dans Supplément de l’Institut Royal de Philosophie 87 (juillet 2020): 171.

[9] Ibid., 174.

[10] Murdoch, Iris. La Souveraineté Du Bien (NY : Routledge, 2001), 30.

[14] Murdoch, La Souveraineté du Bien, 36.